Un Coup de dés

Un Coup de dés

Le coup de dés inaugure une nouvelle ère pour la poésie. Mallarmé compare son oeuvre à un ciel étoilé ou à un feu d’artifice.

André Lichtenberger demande à Mallarmé, en octobre 1896, un poème pour la revue Cosmopolis, c’est probablement en mars 1897 que le manuscrit est envoyé. Devant tant de modernité, les rédacteurs demandent à Mallarmé de rédiger une note explicative, que Mallarmé produit avec réticence.

Je crois bien que je suis le premier homme qui ait vu cet ouvrage extraordinaire. A peine l’eut-il achevé, Mallarmé me pria de venir chez lui; il m’introduisit dans sa chambre de la rue de Rome où derrière une antique tapisserie reposèrent jusqu’à sa mort, signal par lui donné de leur destruction, les paquets de ses notes, le secret matériel, de son grand oeuvre inaccompli. Sur sa table de bois très sombre, carrée, aux jambes torses, il disposa le manuscrit de son poème; et il se mit à lire d’une voix basse, égale, sans le moindre `effet´, presque à soi-même. … Mallarmé, m’ayant lu le plus uniment du monde son `Coup de dés´, comme simple préparation à une plus grande surprise, me fit enfin considérer le dispositif. … Paul Valéry Écrits divers sur Stéphane Mallarmé, NRF, 1950

C’est le 4 mai 1897 que paraît le poème, sur une simple page, Mallarmé, le lendemain s’attèle à l’édition définitive, qu’il prévoit d’illustrer par des dessins d’Odilon Redon, chez l’éditeur Vollard. Mallarmé concoit une maquette sur un cahier à papier quadrillé. Des problèmes techniques inhérentes à l’oeuvre retardent la conception chez l’imprimeur. Mallarmé sera mort avant d’avoir vu l’ouvrage terminé.

C’est le docteur Bonniot, gendre de Mallarmé, qui fera paraître à la N.R.F. le Coup de dés, en 1914.
L’oeuvre majeure de Mallarmé

« Le poème s’imprime, en ce moment, tel que je l’ai conçu ; quant à la pagination, où est tout l’effet. Tel mot, en gros caractères, à lui seul, domine toute une page de blanc et je crois être sûr de l’effet. [..] La constellation y affectera, d’après des lois exactes, et autant qu’il est permis à un texte imprimé, fatalement, une allure de constellation. Le vaisseau y donne de la bande, du haut d’une page au bas de l’autre, etc. : car, et c’est là tout le point de vue (qu’il me fallut omettre dans un « périodique »), le rythme d’une phrase au sujet d’un acte ou même d’un objet n’a de sens que s’il les imite et, figuré sur le papier, repris par les Lettres à l’estampe originelle, en doit rendre, malgré tout quelque chose. »
Lettre de Stéphane Mallarmé à André Gide, 14 mai 1897 (extraits).

Brouillon de Préface au Coup de dés

Poème

par
Stéphane Mallarmé

Voici un poème conçu puis exécuté selon des habitudes en vérité tout à fait différentes d’autres qui défraient notre tradition. La parole se profère en tant que sons à l’intelligence, dans l’air, pour ainsi dire et musicalement ; or que dans un cas elle requière la blancheur du papier, dépossédé celui-ci de sa fonction de surface ou présenter uniquement à l’oeil des images, alors la parole ne doit-elle pas remplacer celles-ci à sa façon, moins tangiblement par un texte ou littérairement
Quelque suite d’imagi[…]

Un coup de dés

Un coup de dés

le texte « brut » du Coup de dés

UN COUP DE DÉS

   JAMAIS
   QUAND BIEN MÊME LANCÉ DANS DES CIRCONSTANCES
   ÉTERNELLES
   DU FOND D'UN NAUFRAGE

   SOIT
   que
   l'Abîme
   blanchi
   étale
   furieux
   sous une inclinaison
   plane désespérément
   d'aile
   la sienne
   par
   avance retombée d'un mal à dresser le vol
   et couvrant les jaillissements
   coupant au ras les bonds
   très à l'intérieur résume
   l'ombre enfouie dans la profondeur par cette voile alternative
   jusqu'adapter
   à l'envergure
   sa béante profondeur en tant que la coque
   d'un bâtiment
   penché de l'un ou l'autre bord

   LE MAÎTRE
   hors d'anciens calculs
   où la manoeuvre avec l'âge oubliée
   surgi
   inférant
   jadis il empoignait la barre
   de cette conflagration
   à ses pieds
   de l'horizon unanime
   que se
   prépare
   s'agite et mêle
   au poing qui l'étreindrait
   comme on menace
   un destin et les vents
   l'unique Nombre qui ne peut pas
   être un autre
   Esprit
   pour le jeter
   dans la tempête
   en reployer la division et passer fier
   hésite
   cadavre par le bras
   écarté du secret qu'il détient
   plutôt
   que de jouer
   en maniaque chenu
   la partie
   au nom des flots
   un
   envahit le chef
   coule en barbe soumise
   naufrage cela
   direct de l'homme
   sans nef
   n'importe
   où vaine

   ancestralement à n'ouvrir pas la main
   crispée
   par delà l'inutile tête
   legs en la disparition
   à quelqu'un
   ambigu
   l'ultérieur démon immémorial
   ayant
   de contrées nulles
   induit
   le vieillard vers cette conjonction suprême avec la probabilité
   celui
   son ombre puérile
   caressée et polie et rendue et lavée
   assouplie par la vague et soustraite
   aux durs os perdus entre les ais
   né
   d'un ébat
   la mer par l'aieul tentant ou l'aieul contre la mer
   une chance oiseuse
   Fiançailles
   dont
   le voile d'illusion rejailli leur hantise
   ainsi que le fantôme d'un geste
   chancellera
   s'affalera
   folie
   N'ABOLIRA

   COMME SI
   Une insinuation
   simple
   au silence
   enroulée avec ironie
   ou
   le mystère
   précipité
   hurlé
   dans quelque proche
   tourbillon d'hilarité et d'horreur
   voltige
   autour du gouffre
   sans de joncher
   ni fuir
   et en berce le vierge indice
   COMME SI

   plume solitaire éperdue
   sauf
   que la rencontre ou l'effleure une toque de minuit
   et immobilise
   au velours chiffonné par un esclaffement sombre
   cette blancheur rigide
   dérisoire
   en opposition au ciel
   trop
   pour ne pas marquer
   exigûment
   quiconque
   prince amer de l'écueil
   s'en coiffe comme de l'héroique
   irrésistible mais contenu
   par sa petite raison virile
   en foudre

   soucieux
   expiatoire et pubère
   muet
   rire
   que
   SI
   La lucide et seigneuriale aigrette
   de vertige
   au front invisible
   scintille
   puis ombrage
   une stature mignonne ténébreuse
   debout
   en sa torsion de sirène
   le temps
   de souffleter
   par d'impatientes squames ultimes
   bifurquées
   un roc
   faux manoir
   tout de suite
   évaporé en brumes
   qui imposa
   une borne à l'infini

   C'ÉTAIT
   LE NOMBRE
   issu stellaire
   EXISTÂT-IL
   autrement qu'hallucination éparse d'agonie
   COMMENÇÂT-IT ET CESSÂT-IL
   sourdant que nié et clos quand apparu
   enfin
   par quelque profusion répandue en rareté
   SE CHIFFRÂT-IL
   évidence de la somme pour peu qu'une
   ILLUMINÂT-IL
   CE SERAIT
   pire
   non
   davantage ni moins
   indifféremment mais autant
   LE HASARD
   Choit
   la plume
   rythmique suspens du sinistre
   s'ensevelir
   aux écumes originelles
   naguères d'où sursauta son délire jusqu'à une cime
   flétrie
   par la neutralité identique du gouffre

   RIEN
   de la mémorable crise
   ou se fût
   l'événement
   accompli en vue de tout résultat nul
   humain
   N'AURA EU LIEU
   une élévation ordinaire verse l'absence
   QUE LE LIEU
   inférieur clapotis quelconque comme pour disperser l'acte vide
   abruptement qui sinon
   par son mensonge
   eût fondé
   la perdition
   dans ces parages
   du vague
   en quoi toute réalité se dissout

   EXCEPTÉ
   à l'altitude
   PEUT-ÊTRE
   aussi loin qu'un endroit
   fusionne avec au delà
   hors l'intérêt
   quant à lui signalé
   en général
   selon telle obliquité par telle déclivité
   de feux
   vers
   ce doit être
   le Septentrion aussi Nord
   UNE CONSTELLATION
   froide d'oublie et de désuétude
   pas tant
   qu'elle n'énumère
   sur quelque surface vacante et supérieure
   le heurt successif
   sidéralement
   d'un compte total en formation
   veillant
   doutant
   roulant
   brillant et méditant
   avant de s'arrêter
   à quelque point dernier qui le sacre
   Toute Pensée émet un Coup de Dés