Le Carrefour des Demoiselles
Le Carrefour des Demoiselles
Stéphane MALLARMÉ
LE CARREFOUR DES DEMOISELLES
ou L'ABSENCE DU LANCIER
ou LE TRIOMPHE DE LA PRÉVOYANCE. Fait en collaboration avec les Oiseaux, les Pâtés, les Fraises et les Arbres.
Stéphane Mallarmé Emmanuel des Essarts
Qui n'avait jamais navigué. »
C'était une illustre partie Des gens bien vêtus et bien nés
Neuf parisiens sans apathie Intelligents et vaccinés.
Quoique l'on fût mélancolique Il y a manKate et le lancier
On mit sur un granit celtique Un anathème à l'Épicier.
Tous gambadaient comme des chèvres De bloc en bloc, de roc en roc ;
Les mots mazurkaient sur les lèvres, Tantôt tic-tac, tantôt toc-toc.
Pour l'aspic et pour la vipère On ménageait de l'alcali,
On ne rencontra qu'un notaire Qui, tout jeune, était bien joli.
Là Denecourt, le Siècle en poche, Dispensateur du vert laurier,
A peint en noir sur une roche : « Repos du Poète ouvrier. »
Voici l'émerveillante liste Léguée à la postérité
De cette bande fantaisiste Bien peu dans sa majorité :
Un jeune baby d'espérance Que parmi les sombres halliers
D'un œil d'amour couvait la France Comme l'enfant des chevaliers ;
D'aimables mères de familles Qui se réjouissaient de voir
Du soleil aux yeux de leurs filles Et des messieurs Sens habit noir ;
Fort mal noté par les gendarmes Le garibaldien Mallarmé
Ayant encor plus d'arts que d'armes Semblait un Jud très alarmé ;
Ettie, en patois Henriette, Plus agile que feu Guignol,
Voltigeait comme une ariette Dans le gosier d'un rossignol ;
Dans le sein de cette algarade S'idyllisait le Cazalis,
Qui, comme un chaste camarade, Tutoyait l'azur et le lis ;
Puis, une Anglaise aux airs de reine À qui Diane porte un toast,
Qu'Albion envoie à Suresne Sous la bande du Morning-Post ;
Piccolino, le coloriste, Qui pour parfumer nos vingt ans
Pille comme un vil herboriste L'opulent écrin du printemps
Nina qui d'un geste extatique Sur le dolmen et le men-hir
Semblait poser pour la Musique, La musique de l'avenir ;
Puis des Essarts Emmanuelle, Le plus beau-det jeunes rimeurs,
Offrait le fantasque modèle D'un poète ayant gants et mœurs.
Mais Ponsard qui veut qu'on s'ennuie Vint lui-même installer aux Cieux
Le Théramène de la pluie, Personnage silencieux.
Puis l'heure leur coupa les ailes Et, tout boitant et s'accrochant,
Du « Carrefour des Demoiselles » On fit un lac en pleurnichant.
I8 MAI I862