Les fenêtres


Les fenêtres

Stéphane MALLARMÉ

Première parution : 12 mai 1866

Le balcon par Manet

Las du triste hôpital, et de l’encens fétide Qui monte en la blancheur banale des rideaux Vers le grand crucifix ennuyé du mur vide, Le moribond sournois y redresse un vieux dos,

Se traîne et va, moins pour chauffer sa pourriture Que pour voir du soleil sur les pierres, coller Les poils blancs et les os de la maigre figure Aux fenêtres qu’un beau rayon clair veut hâler.

Et la bouche, fiévreuse et d’azur bleu vorace, Telle, jeune, elle alla respirer son trésor, Une peau virginale et de jadis ! encrasse D’un long baiser amer les tièdes carreaux d’or.

Ivre, il vit, oubliant l’horreur des saintes huiles, Les tisanes, l’horloge et le lit infligé, La toux ; et quand le soir saigne parmi les tuiles, Son œil, à l’horizon de lumière gorgé,

Voit des galères d’or, belles comme des cygnes, Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir En berçant l’éclair fauve et riche de leurs lignes Dans un grand nonchaloir chargé de souvenirs !

Ainsi, pris du dégoût de l’homme à l’âme dure Vautré dans le bonheur, où ses seuls appétits Mangent, et qui s’entête à chercher cette ordure Pour l’offrir à la femme allaitant ses petits,

Je fuis et je m’accroche à toutes les croisées D’où l’on tourne l’épaule à la vie et, béni, Dans leur verre, lavé d’éternelles rosées, Que dore le matin chaste de l’Infini

Je me mire et me vois ange ! et je meurs, et j’aime ― Que la vitre soit l’art, soit la mysticité ― À renaître, portant mon rêve en diadème, Au ciel antérieur où fleurit la Beauté !

Mais hélas ! Ici-bas est maître : sa hantise Vient m’écœurer parfois jusqu’en cet abri sûr, Et le vomissement impur de la Bêtise Me force à me boucher le nez devant l’azur.

Est-il moyen, ô Moi qui connais l’amertume, D’enfoncer le cristal par le monstre insulté Et de m’enfuir, avec mes deux ailes sans plume ― Au risque de tomber pendant l’éternité ?

Première version du poème

Las du triste hôpital, et de l'encens fétide Qui monte en la blancheur banale des rideaux Vers le grand crucifix ennuyé du mur vide Le moribond, parfois, redresse son vieux dos,

Se traîne, et va, moins pour chauffer sa pourriture Que pour voir du soleil le long d'un mur, coller Les poils longs et les os de sa blême figure Aux fenêtres qu'un beau rayon clair veut hâler,

Et sa bouche, fiévreuse et d'azur bleu vorace, Comme un luxurieux dont la lèvre s'endort En savourant la fleur d'une peau jeune, encrasse D'un long baiser amer les tièdes carreaux d'or ;

Ivre, il vit, oubliant l'horreur des saintes huiles, Les tisanes, l'horloge, et le lit infligé, La toux. Et quand le soir saigne parmi les tuiles, Son œil, à l'horizon de lumière gorgé,

Voit des galères d'or belles comme des cygnes Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir En berçant l'éclair fauve et riche de leurs lignes Dans un grand nonchaloir chargé de souvenir !

Ainsi, pris du dégoût de l'homme à l'âme dure Vautré dans le bonheur, où tous ses appétits Mangent, et qui s'entête à chercher cette ordure Pour l'offrir à la femme allaitant ses petits,

Je vais, et je m'accroche à toutes les croisées D'où l'on tourne le dos à la vie, et, béni, Dans leur verre lavé d'éternelles rosées Que dore le matin chaste de l'Infini

Je me mire et me vois ange ! Et je meurs, et j'aime Que la vitre soit l'Art, soit la Mysticité, — À renaître, portant le Rêve en diadème, Au ciel antérieur où fleurit la Beauté !

Mais, hélas ! Ici-bas est le roi : sa hantise Vient m'écœurer encor jusqu'en cet abri sûr Et le vomissement infect de la Bêtise Me force à me boucher le nez devant l'azur.

Est-il moyen, mon Dieu qui savez l'amertume, D'enfoncer le cristal par ce monstre insulté, Et de m'enfuir, avec mes deux ailes sans plume, — Au risque de rouler pendant l'éternité ?