Toast funèbre


Toast funèbre

Stéphane MALLARMÉ

première parution : 1873

Ô de notre bonheur, toi, le fatal emblème !

Salut de la démence et libation blême, Ne crois pas qu’au magique espoir du corridor J’offre ma coupe vide où souffre un monstre d’or ! Ton apparition ne va pas me suffire : Car je t’ai mis, moi-même, en un lieu de porphyre. Le rite est pour les mains d’éteindre le flambeau Contre le fer épais des portes du tombeau : Et l’on ignore mal, élu pour notre fête Très simple de chanter l’absence du poëte, Que ce beau monument l’enferme tout entier : Si ce n’est que la gloire ardente du métier, Jusqu’à l’heure commune et vile de la cendre, Par le carreau qu’allume un soir fier d’y descendre, Retourne vers les feux du pur soleil mortel !

Magnifique, total et solitaire, tel Tremble de s’exhaler le faux orgueil des hommes. Cette foule hagarde ! Elle annonce : Nous sommes La triste opacité de nos spectres futurs. Mais le blason des deuils épars sur de vains murs J’ai méprisé l’horreur lucide d’une larme, Quand, sourd même à mon vers sacré qui ne l’alarme Quelqu’un de ces passants, fier, aveugle et muet, Hôte de son linceul vague, se transmuait En le vierge héros de l’attente posthume. Vaste gouffre apporté dans l’amas de la brume Par l’irascible vent des mots qu’il n’a pas dits, Le néant à cet Homme aboli de jadis : « Souvenirs d’horizons, qu’est-ce, ô toi, que la Terre ? Hurle ce songe ; et, voix dont la clarté s’altère, L’espace a pour jouet le cri : « Je ne sais pas ! »

Le Maître, par un œil profond, a, sur ses pas, Apaisé de l’éden l’inquiète merveille Dont le frisson final, dans sa voix seule, éveille Pour la Rose et le Lys le mystère d’un nom. Est-il de ce destin rien qui demeure, non ? Ô vous tous ! oubliez une croyance sombre. Le splendide génie éternel n’a pas d’ombre. Moi, de votre désir soucieux, je veux voir, À qui s’évanouit, hier, dans le devoir Idéal que nous font les jardins de cet astre, Survivre pour l’honneur du tranquille désastre Une agitation solennelle par l’air De paroles, pourpre ivre et grand calice clair, Que, pluie et diamant, le regard diaphane Resté là sur ces fleurs dont nulle ne se fane Isole parmi l’heure et le rayon du jour !

C’est de nos vrais bosquets déjà tout le séjour, Où le poëte pur a pour geste humble et large De l’interdire au rêve, ennemi de sa charge : Afin que le matin de son repos altier, Quand la mort ancienne et comme pour Gautier De n’ouvrir pas les yeux sacrés et de se taire, Surgisse, de l’allée ornement tributaire, Le sépulcre solide où gît tout ce qui nuit, Et l’avare silence et la massive nuit.

Commentaires

  • Poème d'abord paru sous le titre Le Tombeau de Théophile Gautier, il fait suite à un appel de Catulle Mendès pour paraître dans un hommage collectif dédié à l'auteur d’Emaux et Camées, décédé en octobre 1872. Mendès imposa une certaine forme pour la pièce (60 vers, tutoiement dans la première strophe, début avec une rime féminine et fin avec une rime masculine.)

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