Villiers de L'Isle-Adam


Villiers de L'Isle-Adam

Stéphane MALLARMÉ

Nul, que je me rappelle, ne fut, par un vent d’illusion engouffré dans les plis visibles, tombant de son geste ouvert qui signifiait : « Me voici », avec une impulsion aussi véhémente et surnaturelle, poussé, que jadis cet adolescent ; ou ne connut à ce moment de la jeunesse dans lequel fulgure le destin entier, non le sien, mais celui possible de l’Homme ! la scintillation mentale qui désigne le buste à jamais du diamant d’un ordre solitaire, ne serait-ce qu’en raison de regards abdiqués par la conscience des autres. Je ne sais pas, mais je crois, en réveillant ces souvenirs de primes années, que vraiment l’arrivée fut extraordinaire, ou que nous étions bien fous ! les deux peut-être et me plais à l’affirmer. Il agitait aussi des drapeaux de victoire très anciens, ou futurs, ceux-là mêmes qui laissent de l’oubli des piliers choir leur flamme amortie brûlant encore : je jure que nous les vîmes.

Ce qu’il voulait, ce survenu, en effet, je pense sérieusement que c’était : régner. Ne s’avisa-t-il pas, les gazettes indiquant la vacance d’un trône, celui de Grèce, incontinent d’y faire valoir ses droits, en vertu de suzerainetés ancestoriales, aux Tuileries : réponse, qu’il repassât, le cas échéant, une minute auparavant on en avait disposé. La légende, vraisemblable, ne fut jamais, par l’intéressé, démentie. Aussi ce candidat à toute majesté survivante, d’abord élut-il domicile chez les poëtes ; cette fois, décidé, il le disait, assagi, clairvoyant « avec l’ambition — d’ajouter à l’illustration de ma race la seule gloire vraiment noble de nos temps, celle d’un grand écrivain ». La devise est restée.

Quel rapport pouvait-il y avoir entre des marches doctes au souffle de chesnaies près le bruit de mer ; ou que la solitude ramenée à soi-même sous le calme nobiliaire et provincial de quelque hôtel désert de l’antique Saint-Brieuc, se concentrât pour en surgir, en tant que silence tonnant des orgues dans la retraite de mainte abbaye consultée par une juvénile science et, cette fois, un groupe, en plein Paris perdu, de plusieurs bacheliers eux-mêmes intuitifs à se rejoindre : au milieu de qui exactement tomba le jeune Philippe Auguste Mathias de si prodigieux nom. Rien ne troublera, chez moi ni dans l’esprit de plusieurs hommes, aujourd’hui dispersés, la vision de l’arrivant. Éclair, oui, cette réminiscence brillera selon la mémoire de chacun, n’est-ce pas ? des assistants. François Coppée, Dierx, Heredia, Paul Verlaine, rappelez-vous et Catulle Mendès.

Un génie ! nous le comprîmes tel.

Dans ce conclave qui, aux débuts d’une génération, en vue d’entretenir à tout le moins un reflet du saint éclat, assemble des jeunes gens, en cas qu’un d’eux se décèle l’Élu : on le sentit, tout de suite, présent, tous subissant la même commotion.

Je le revois.

Ses aïeux étaient dans le rejet par un mouvement à sa tête habituel, en arrière, dans le passé, d’une vaste chevelure cendrée indécise, avec un air de : « Qu’ils y restent, je saurai faire, quoique cela soit plus difficile maintenant» ; et nous ne doutions pas que son œil bleu pâle, emprunté à des cieux autres que les vulgaires, ne se fixât sur l’exploit philosophique prochain, de nous irrêvé.

Certainement, il surprit ce groupe où, non sans raison, comme parmi ses congénères, il avait atterri, d’autant mieux qu’à de hauts noms, comme Rodolphe-le-Bel, seigneur de Villiers et de Dormans, 1067, le fondateur — Raoul, sire de Villiers-le-Bel, en 1146 ; Jean de Villiers, mari, en 1324, de Marie de l’Isle, et leur fils, Pierre Ier qui, la famille éteinte des seigneurs de l’IsleAdam, est le premier Villiers de l’Isle-Adam — Jean de Villiers, petit-fils, maréchal de France qui se fit héroïquement massacrer, en 1437, à Bruges, pour le duc de Bourgogne — enfin le premier des grands maîtres de Malte proprement dits, par cela qu’ il fut le dernier des grands maîtres de Rhodes, le vaincu valeureux de Soliman, du fait de Charles-Quint restauré, Philippe de Villiers de l’Isle-Adam, honneur des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem (la sonorité se fait plus générale) ; à tant d’échos, après tout qui somnolent dans les traités ou les généalogies, le dernier descendant vite mêlait d’autres noms qui, pour nous, artistes unis dans une tentative restreinte, je vais dire laquelle, comportaient peut-être un égal lointain, encore qu’ils fussent plutôt de notre monde : Saint Bernard, Kant, le Thomas de la Somme, principalement un désigné par lui, le Titan de l’Esprit Humain, Hegel, dont le singulier lecteur semblait aussi se recommander, entre autres cartes de visite ou lettres de présentation, ayant compulsé leurs tomes, en ces retraites, qu’avec une entente de l’existence moderne il multipliait, au seuil de ses jours, dans des monastères, Solesmes, la Trappe et quelques-uns imaginaires, pour que la solitude y fût complète (parce qu’entré dans la lutte et la production il n’y a plus à apprendre qu’à ses dépens, la vie). Il lut considérablement, une fois pour toutes et les ans à venir, notamment ce qui avait trait à la grandeur éventuelle de l’Homme, soit en l’histoire, soit interne, voire dans le doute ici d’une réalisation — autre part, du fait des promesses, selon la religion : car il était prudent.

Nous, par une velléité différente, étions groupés : simplement resserrer une bonne fois, avant de le léguer au temps, en condition excellente, avec l’accord voulu et définitif, un vieil instrument parfois faussé, le vers français, et plusieurs se montrèrent, dans ce travail, d’experts luthiers.

À l’enseigne un peu rouillée maintenant du Parnasse Contemporain, traditionnelle, le vent l’a décrochée, d’où soufflé ? nul ne le peut dire ; indiscutable : la vieille métrique française (je n’ose ajouter la poésie) subit, à l’instant qu’il est, une crise merveilleuse, ignorée dans aucune époque, chez aucune nation, où, parmi les plus zélés remaniements de tous genres, jamais on ne touche à la prosodie. Toutefois la précaution parnassienne ne reste pas oiseuse : elle fournit le point de repère entre la refonte, toute d’audace, romantique, et la liberté ; et marque (avant que ne se dissolve, en quelque chose d’identique au clavier primitif de la parole, la versification) un jeu officiel ou soumis au rythme fixe.

Souci qui moindre pour un prince intellectuel du fond d’une lande ou des brumes et de la réflexion surgi, afin de dominer par quelque moyen et d’attribuer à sa famille, ayant attendu au delà des temps, une souveraineté récente quasi mystique — pesait peu dans une frêle main, creuset de vérités dont l’effusion devait illuminer — ne signifiait guère, sauf la particularité peut-être que nous professâmes, le vers n’étant autre qu’un mot parfait, vaste, natif, une adoration pour la vertu des mots : celle-ci ne pouvait être étrangère à qui venait conquérir tout avec un mot, son nom, autour duquel déjà il voyait, à vrai dire, matériellement, se rallumer le lustre, aujourd’hui discernable pour notre seul esprit. Le culte du vocable que le prosateur allait tant, et plus que personne, solenniser (et lequel n’est, en dehors de toute doctrine, que la glorification de l’intimité même de la race, en sa fleur, le parler) serra tout de suite un lien entre les quelques-uns et lui : non que Villiers dédaignât le déploiement du mot en vers, il gardait dans quelque malle, avec la plaque de Malte, parmi les engins de captation du monde moderne, un recueil de poésies, visionnaire déjà, dont il trouva séant de ne point souffler, parmi des émailleurs et graveurs sur gemmes, préférant se rendre compte à la dérobée, attitude qui chez un débutant dénote du caractère. Même, après un laps, il fit lapidaire son enthousiasme et paya la bienvenue, parmi nous, avec des lieds ou chants brefs.

Ainsi il vint, c’était tout, pour lui ; pour nous, la surprise même — et toujours, des ans, tant que traîna le simulacre de sa vie, et des ans, jusqu’aux précaires récents derniers, quand chez l’un de nous l’appel de la porte d’entrée suscitait l’attention par quelque son pur, obstiné, fatidique comme d’une heure absente aux cadrans et qui voulait demeurer, invariablement se répétait pour les amis anciens eux-mêmes vieillis, et malgré la fatigue à présent du visiteur, lassé, cassé, cette obsession de l’arrivée d’autrefois.

Villiers de l’Isle-Adam se montrait.

Toujours, il apportait une fête, et le savait ; et maintenant ce devenait plus beau peut-être, plus humblement beau, ou poignant, cette irruption, des antiques temps, incessamment ressassée, que la première en réalité ; malgré que le mystère par lui quitté jadis, la vague ruine à demi écroulée sur un sol de foi s’y fût à tout jamais tassée ; or, on se doutait entre soi d’autres secrets pas moins noirs, ni sinistres et de tout ce qui assaillait le désespéré seigneur perpétuellement échappé au tourment. La munificence, dont il payait le refuge ! aussitôt dépouillée l’intempérie du dehors ainsi qu’un rude pardessus : l’allégresse de reparaître lui, très correct et presque élégant nonobstant des difficultés, et de se mirer en la certitude que dans le logis, comme en plusieurs, sans préoccupation de dates, du jour, fût-ce de l’an, on l’attendait — il faut l’avoir ouï six heures durant quelquefois ! Il se sentait en retard et, pour éviter les explications, trouvait des raccourcis éloquents, des bonds de pensée et de tels sursauts, qui inquiétaient le lieu cordial. À mesure que dans le corps à corps avec la contrariété s’amoindrissait, dans l’aspect de l’homme devenu chétif, quelque trait saillant de l’apparition de jeunesse, à quoi il ne voulut jamais être inférieur, il le centuplait par son jeu, de douloureux sous-entendus ; et signifiait pour ceux auxquels pas une inflexion de cette voix, et même le silence, ne restait étranger : « J’avais raison, jadis, de me produire ainsi, dans l’exagération causée peut-être par l’agrandissement de vos yeux ordinaires, certes, d’un roi spirituel, ou de qui ne doit pas être; ne fût-ce que pour vous en donner l’idée. Histrion véridique, je le fus de moi-même ! de celui que nul n’atteint en soi, excepté à des moments de foudre et alors on l’expie de sa durée, comme déjà ; et vous voyez bien que cela est (dont vous sentîtes par moi l’impression, puisque me voici conscient et que je m’exprime maintenant en le même langage qui sert, chez autrui, à se duper, à converser, à se saluer) et dorénavant le percevrez, comme si, sous chacun de mes termes, l’or convoité et tu à l’envers de toute loquacité humaine, à présent ici s’en dissolvait, irradié, dans une véracité de trompettes inextinguibles pour leur supérieure fanfare. »

Il se taisait ; merci, Toi, maintenant d’avoir parlé, on comprend.

Minuits avec indifférence jetés dans cette veillée mortuaire d’un homme debout auprès de luimême, le temps s’annulait, ces soirs ; il l’écartait d’un geste, ainsi qu’à mesure son intarissable parole, comme on efface, quand cela a servi ; et dans ce manque de sonnerie d’instant perçue à de réelles horloges, il paraissait — toute la lucidité de cet esprit suprêmement net, même dans des délibérations peu communes, sur quelque chose de mystérieux fixée comme serait l’évanouissement tardif, jusqu’à l’espace élargi, du timbre annonciateur, lequel avait fait dire à l’hôte : « C’est Villiers » quand, affaiblie, une millième fois se répétait son arrivée de jadis — discuter anxieusement avec lui-même un point, énigmatique et dernier, pourtant à ses yeux clair. Une question d’heure, en effet, étrange et de grand intérêt, mais qu’ont occasion de se poser peu d’hommes ici-bas, à savoir que peut-être lui ne serait point venu à la sienne, pour que le conflit fût tel. Si ! à considérer l’Histoire il avait été ponctuel, devant l’assignation du sort, nullement intempestif, ni répréhensible : car ce n’est pas contemporainement à une époque, aucunement, que doivent, pour exalter le sens, advenir ceux que leur destin chargea d’en être à nu l’expression ; ils sont projetés maints siècles au delà, stupéfaits, à témoigner ce qui, normal à l’instant même, vit tard magnifiquement par le regret, et trouvera dans l’exil de leur nostalgique esprit tourné vers le passé, sa vision pure.