La Vallée de l'inquiétude


La Vallée de l'inquiétude

Edgar Allan POE

Traduction de Mallarmé

Autrefois souriait un val silencieux que son monde n'habitait pas : tous étaient allés en guerre, confiant aux doux yeux des étoiles, la nuit, de veiller des hautes tours de l'azur sur les fleurs, au milieu de qui, tout le jour, le soleil vermeil demeurait paresseusement.

Maintenant, tout visiteur confessera l'instabilité de la triste vallée. Il n'y a rien d'immobile - rien sauf les airs qui accablent la magique solitude. Ah! aucun vent ne trouble ces arbres qui palpitent comme les mers glacées autour des brumeuses Hébrides! Ah! aucun vent ne pousse ces nuages qui frémissent par les cieux inquiets, avec malaise, du matin au soir, au dessus des violettes qui sont là par myriades de types de l'oeil humain - au dessus des lis qui ondulent et pleurent sur une tombe sans nom. Ils ondulent : de leurs odorants sommets d'éternelles rosées tombent par gouttes. Ils pleurent : de leurs délicates tiges les pérenelles larmes descendent en pierreries.

Poème original

THE VALLEY OF UNREST

Once it smiled a silent dell
Where the people did not dwell;
They had gone unto the wars,
Trusting to the mild-eyed stars,
Nightly, from their azure towers,
To keep watch above the flowers,
In the midst of which all day
The red sun-light lazily lay.
Now each visiter shall confess
The sad valley's restlessness.
Nothing there is motionless --
Nothing save the airs that brood
Over the magic solitude.
Ah, by no wind are stirred those trees
That palpitate like the chill seas
Around the misty Hebrides!
Ah, by no wind those clouds are driven
That rustle through the unquiet Heaven
Uneasily, from morn till even,
Over the violets there that lie
In myriad types of the human eye --
Over the lilies there that wave
And weep above a nameless grave!
They wave: -- from out their fragrant tops
Eternal dews come down in drops.
They weep: -- from off their delicate stems
Perennial tears descend in gems.

SCOLIE

Stéphane MALLARMÉ

L'habitude est de voir dans la Vallée de l'Inquiétude et la Cité en la Mer des morceaux de début, date dont un recueil offert au lecteur français n'a que faire. Ces vers compteront toujours parmi les plus significatifs et les plus irrécusablement marqués du sceau de la maturité spirituelle. Une sorte de connexité secrète unit même les deux pièces, ainsi que le reconnaîtra quiconque n'est point étranger à la dualité des vieux maux du rêve : ici l'instabilité douloureuse, où le regard se dissémine et se perd dans une agitation vaine ; là, les pesantes lourdeurs d'une atmosphère antique, immobile et irrespirable, comme l'oubli de siècles somnolents.

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