Présentation des scolies


Présentation des scolies

Stéphane MALLARMÉ

La signature ici montrée a été prise au bas d'une lettre, à cause de l'arabesque du paraphe plutôt que comme échantillon de l'écriture exquise. Ces deux mots célèbres que lie un trait significatif tracé par la main du poëte, conservent l'initiale parasite de l'autre mot : Allan. Ainsi s'appelait (on ne l'ignore) le gentleman qui adopta le rejeton d'un couple romanesque et famélique d'acteurs de théâtre, fit parade de cette enfance développant dans l'atmosphère de luxe la précocité ; puis, instrument premier d'une destinée épouvantable, jeta dans la vie, nu, avec des rêves impuissant à se débattre contre un sort nouveau, l'homme jeune qui allait devenir Edgar Poe et payer magnifiquement sa dette en menant, au sien uni, le nom d'un protecteur à l'immortalité : or, l'avenir s'y refuse.

SONNET

Extérieurement du moins et par l'hommage matériel, ce livre, achevant après un laps très long la traduction de l'oeuvre d'histoires et de vers laissé par Edgar Poe, peut passer pour un monument du goût français au génie qui, à l'égal de nos maîtres les plus chers ou vénérés, chez nous exerça une influence. Toute la génération dès l'instant où le grand Baudelaire produisit les Contes inoubliables, jusqu'à maintenant qu'on lira ces Poèmes, a songé à Poe tant, qu'il ne serait pas malsonnant, même envers les compatriotes du rêveur américain, d'affirmer qu'ici la fleur éclatante et nette de sa pensée, là-bas dépaysée d'abord, trouve un sol authentique.

Le sonnet envoyé par le traducteur des Poèmes, lors de l'érection à Baltimore du tombeau de Poe, et lu en cette solennité, sert de frontispice. Citer la double version américaine est un moyen que j'ai de témoigner ma reconnaissance à deux femmes poëtes, dont l'une joint son nom dans ces pages à ce qui concerne Poe, et l'autre honore par mainte production les lettres de son pays.

Imitation libre de Mrs Sarah Helen Whitman

THE TOMB OF EDGAR POE

Even as eternity his soul reclaimed, The poet's song ascended in a strain So pure, the astonished age that had defamed, Saw death transformed in that divine refrain.

While writhing coils of hydra-headed wrong, Listening, and wondering at that heavenly song, Deemed they had drunk of some foul mixture brewed In Circe's maddening cup, with sorcery imbued.

Alas ! if from an alien to his clime, No bas-relief may grace thy front sublime, Stern block, in some obscure disaster hurled From the rent heart of a primeval world,

Through storied centuries thou shalt proudly stand In the memorial city of his land, A silend monitor, austere and gray, To warn the clamorous prood of harpies from their prey.

Traduction de Mrs Louise Chandler Moulton

FOR THE POE MEMORIAL

Into himself resolved by Death's great change, The poet rouses with his clear, free tone, His century too frightened to have known That Death itself would praise in voice so strange.

'Twas like some hydra, who an Angel heard Breathe strains too pure fort tongues less pure to tell, And thought the shining one had drunk the spell Of some black wave, all noisome and perturbed, -

Oh struggle that the earth with Heaven maintains ! If my belief may not be sculptured there, To make the tomb above the poet's dust more fair, -

That block which ever dark disaster stains, - At least that granite should in future stay Poe's old blasphemers from their evil way.

Cet hommage aux signataires de vers rendu, mes charmantes et pieuses associées dans la manifestation si noble que fut la fête appelée le POE MEMORIAL, ou l'érection du tombeau, me voici abrité contre le soupçon que j'enveloppe des êtres d'élite dans aucun blâme.

A côté de l'Amérique que vous et moi portons haut dans notre estime (il est, hélas ! comme un pays dans un pays), j'en sais une à jamais offusquée par cet éclat trop vif, Poe.

Que lui pourrait réclamer la race du prince spirituel de cet âge, si superbement appelé aussi quelque part (1) " un des plus grands héros littéraires " ; sinon de ne l'avoir point asservie et forcée à l'admiration et enchaînée à son triomphe. Reproche étrange et pour la première fois peut-être formulé par les bouches humaines ! pas dénué de sens. Le devoir est de vaincre, et un inéluctable despotisme participe du génie. Cette force, Poe l'avait (j'en appelle à l'admiration française de ces temps qu'il a fascinée). Son tort fut simplement de n'être placé dans le milieu exact, là où l'on exige du poëte qu'il impose sa puissance. L'homme, qu'il fut, souffrit toujours de cette erreur du sort ; et qui sait, - aux deux seules phases extrêmes de sa vie quand il trempa les lèvres dans une coupe mauvaise, vers le commencement et la fin, - si l'alcoolique de naissance qui tout le temps qu'il vécut ou accomplit son oeuvre, si noblement se garda d'un vice héréditaire et fatal, ne l'Accueillit sur le tard, pour combattre à jamais avec l'illusion latente dans le breuvage le vide d'une destinée extraordinaire niée par les circonstances ! Comme de bonne heure, victime glorieuse volontaire, il avait demandé à cette même drogue un mal que ce peut être le devoir, pour un homme, de contracter, et sa chance unique d'arriver à certaines altitudes spirituelles prescrites mais que la nation dont il est, s'avoue incapable d'atteindre par de légitimes moyens.

Arcane qui ne revêt cette précision que dans l'absolu ; et peut, cependant, répandre en la sénérité d'un peuple quelque trouble subtil.

Aussi je ne cesserai d'admirer le pratique moyen dont ces gens, incommodés par tant de mystère insoluble, à jamais émanant du coin de terre où gisait depuis un quart de siècle la dépouille abandonnée de Poe, ont, sous le couvert d'un inutile et retardataire tombeau, roulé là une pierre, immense, informe, lourde, déprécatoire, comme pour bien boucher l'endroit d'où s'exhalerait vers le ciel, ainsi qu'une pestilence, la juste revendication d'une existence de Poëte par tous interdite.

La biographie de Poe n'est plus à faire chez nous : le suprême tableau à la Delacroix, moitié réel et moitié moral, dont Baudelaire a illustré la traduction des Contes (ce chef-d'oeuvre d intuition française traduit (2) précède une édition anglaise) hante à bon droit les mémoires. Les notes rapides qu'on va peut-être feuilleter ne traitent que de rares faits se rattachant par quelque point à la conception ou à l'exécution des poèmes : sans que j'empiète davantage sur la critique littéraire.

A qui, cependant, voudrait connaître l'existence simple ou monotone d'homme de lettres que mena véritablement le poëte (dans un pays où pareil état est surtout un métier), je signale l'excellente Vie de Poe par Gill (3) riche en détails certains ; et, introduction nécessaire aux Contes et aux Poèmes publiés à Londres, le noble Mémoire mis par ce critique sagace et loyal, John Ingram, avant la première de ses deux éditions anglaises de l'OEuvre, durables comme l'oeuvre même. (4)

NOTES SUR LES POÈMES

" Ces riens sont recueillis et publiés une fois de " plus, en vue principalement de les soustraire aux " nombreuses améliorations auxquelles ils ont été " soumis en faisant à l'aventure " le tour de la " presse ". Je suis naturellement désireux que ce que " j'ai écrit circule tel que je l'écrivis, s'il doit le faire " aucunement. Pour la défense de mon propre goût, " néanmoins il m'incombe de dire que je ne crois pas " que rien en ce volume soit d'un grand prix pour le " public, ou me fasse grand honneur. Des événe- " ments situés en dehors de toute maîtrise m'ont " empêché de faire à aucune époque aucun effort " sérieux dans un champ qui, en des circonstances " plus heureuses, aurait été celui de mon choix. Pour " moi la poésie n'a pas été un but qu'on se propose, " mais une passion ; et il faut traiter les passions avec " le plus grand respect ; elles ne doivent pas, elles ne " peuvent pas être suscitées à volonté, dans l'espoir des " chétifs dédommagements, ou des louanges plus " chétives encore, de l'humanité. E. A. P. "

Si peu de vers si espacés mais où le poëte a su entière affirmer sa vision poétique, fallait-il les réduire encore ? oui, pour ne donner au lecteur nouveau attiré par ce titre des POÈMES, que merveilles. Ainsi presque pas un des vingt morceaux qui ne soit en son mode un chef-d'oeuvre unique, et ne produise sous une de ses facettes, éclatante de feux spéciaux, ce qui toujours fut pour Poe, ou fulgurant, ou translucide, pur comme le diamant, la poésie. Divers fragments intimes et mondains, avec des jeux d'imagination d'importance moindre, font suite à ce premier choix, intitulés par nous (peut-être irrévérencieusement) : ROMANCES ET VERS D'ALBUM.

Telle une division de l'ouvrage, que nous avons osé préférer à l'autre fournie par la perspicacité de J. H. Ingram, par Poe lui-même indiquée, en poèmes de la Virilité et poèmes écrits dans la Jeunesse. Maints vers juvéniles comptent à nos yeux parmi les plus beaux et s'installent au lieu abandonné par certaines pièces de relief insuffisant pour garder leur lustre, en traduction.L'oeuvre lyrique tient seule et toute dans ces pages, fermées à des poèmes narratifs ou de longue haleine : essais d'un esprit avant que sur lui ne régnât une esthétique suprême, d'inévitable tyrannie.

Voilà bien pour la première fois montré et réduit à soi-même, cet ensemble dont le traducteur des HISTOIRES EXTRAORDINAIRES a pu dire : " C'est quelque chose de profond et de miroitant comme le rêve, de mystérieux et de parfait comme le cristal. (5) " Il ajoute (pour notre peur) : " Une traduction de poésies aussi voulues, aussi concentrées, peut être un rêve caressant mais ne peut être qu'un rêve. (6) "

Nul doute que le poëte français n'eût à quelque heure tenté ce rêve et donné à notre littérature un recueil prenant place entre la traduction de la Prose et son propre livre des FLEURS DU MAL. Chaque fois, du reste, qu'un des poèmes se trouva encadré, soit en quelque dissertation, soit en un conte, de Poe, nous en possédons une version magistrale de Baudelaire : exception dans l'interdit qu'il porte. A défaut d'autre valeur ou de celle d'impressions puissamment maniées par le génie égal, voici un calque se hasarder sans prétention que rendre quelques-uns des effets de sonorité extraordinaire de la musique originelle, et ici et là peut-être, le sentiment même.

[Afin de faciliter la lecture, le texte de chaque scolie figure après le poème correspondant]

Quant au groupe formé par Eldorado, vers de date tardive, Le Lac, A la Rivière, chansons, stophes, supprimées de plusieurs éditions, A ma Mère, l'héroïque Madame Clemn, invocation mise par Baudelaire pieusement en dédicace de la traduction des Histoires Extraordinaire ; enfin A. M. L. S. (lire Marie Louise Shen) - à F. S. O. (Frances S. Osgood), à F. A..., et encore à- A la Science, pas d'autres détails que ceux donnés au cours de cette énumération. J'arrive au Colisée, rangé par les éditeurs dans les poèmes définitifs, malgré que le morceau m'ait toujours fait l'effet d'un simple fragment ou un prélude d'oeuvre considérable délaissée, il a une histoire connue : dans le concours institué par un journal en vue de primer le meilleur conte et le meilleur poème, c'est à l'incomparable beauté du manuscrit que l'envoi de Poe dut d'attirer tout d'abord l'attention des juges, deux prix lui furent décernés, un pour La Barrique d'Amontillado, l'autre pour cette solennelle invocation aux ruines de la Cité.

Fleurit l'euphonique sonnet italien, appelant une illustration de keepsake, à Zante.

Rien ne clora notre commentaire des poèmes traduits, mieux que l'énumération de quelques pièces qui, pour les motifs exprimés plus haut, n'ont point ici trouvé place.

Je procède, aidé encore une fois par mon ami J. H. Ingram qui a recueilli, en le tome IV de sa superbe édition, l'ensemble le plus complet qui se soit jamais montré des poésies d'Edgar Poe :

  • Hymne
  • Une Valentine
  • Enigme
  • Les esprits des morts
  • Etoile du soir
  • Imitation
  • A...
  • Hymn.
  • A Valentine.
  • An Enigma.
  • Spirit of the dead.
  • Evening Star.
  • Imitation.
  • To...

(The bowers whereat, in dreams, I see).

Notes [de Mallarmé] :

  • (1) Baudelaire. Edgar Poe, sa vie et ses oeuvres. (Histoires Extraordinaires).
  • (2) The Works of Edgar Allan Poe, including the choicest of his Critical Essays, now first published in this country with a study of his life and writings from the french of Charles Baudelaire. London : John Camden Hotten, 74 and 75. Piccadilly.
  • (3) The life of Edgar Allan Poe, by William F. Gill, illustrated (fourth edition, revised and enlarged). New-York : Widdleton, London : Chato and Windus, 1878.
  • (4) Edgar Allan Poe : his life, letters and opinions by John H. Ingram, with portraits of Poe and his mother Two vol. crown 8 vo, John Hogg, 13. Paternoster Row, London, 1880.
  • (5) Notes nouvelles sur Edgar Poe. Nouvelles Histoires Extraordinaires. Traduction Charles Baudelaire.
  • (6) Mêmes notes.